CHAPITRE 15
Aucun mystère n’est
insoluble. Il s’agit seulement de savoir combien de temps et
d’énergie on est prêt à y consacrer.
— Je l’ai frappée avec le pot de chambre, dit Nefret.
Ce n’étaient pas là ses premiers mots, mais c’est la première phrase que je me rappelle clairement dans la joyeuse confusion qui s’ensuivit. Je crois que je me suis pincée. C’est seulement après m’être saisie d’elle que je la crus vraiment vivante, et que je compris qu’il ne s’agissait pas d’une hallucination née de la peur ou de l’espoir. Puis je dus réveiller les autres, rappeler à Emerson de passer son pantalon, puis apprendre à Nefret que Ramsès était de retour, sain et sauf – ce qu’elle savait déjà, vu que la première chose qu’elle avait faite en revenant avait été de regarder dans sa chambre. Du moins je crois que c’est ce qu’elle m’expliqua. En tout cas elle ne fut pas surprise de le voir. Mais le visage de Ramsès, quand il la regarda, fut un spectacle que je ne suis pas près d’oublier. Je n’avais peut-être encore jamais vu ce visage si flegmatique arborer une expression aussi éloquente.
Son plaisir se mâtina toutefois d’un certain dépit après que nous nous fûmes réunis sur le pont supérieur et que Nefret eut entamé son récit.
— Tu t’es échappée sans aide ? lui demanda-t-il. Tu n’as pas eu besoin d’être délivrée ?
— D’entre les griffes de Miss Marmaduke ? (Nefret renifla.) Elle m’a prise pour une petite sotte civilisée et désarmée, et j’ai fait tout ce que j’ai pu pour la confirmer dans son opinion. Vous auriez eu honte de moi, tante Amelia, si vous m’aviez vu faire semblant de croire tous les mensonges qu’elle m’a débités.
— Non, ma chérie, j’aurais été, et je suis, extrêmement fière de toi, dis-je chaleureusement. Mais il ne t’est pas venu à l’esprit que Miss Marmaduke pouvait te faire tomber dans un piège ?
— Si, bien sûr, dit Nefret en ouvrant de grands yeux. Sinon, pourquoi serais-je partie avec elle ?
Pourtant le comportement initial de Gertrude l’avait portée à se demander si elle ne s’était pas trompée. Miss Marmaduke ne s’était pas opposée à ce que Nefret laisse un message, et elles s’étaient rendues en voiture à l’hôtel sans tenter de cacher leurs faits et gestes. Cependant elle n’avait pas voulu répondre aux questions. Elle prétendait n’être que l’humble servante de quelqu’un qui était au-dessus d’elle et qui fournirait toutes les réponses.
D’après la description de Nefret, je compris que la chambre dans laquelle Gertrude l’avait emmenée était celle que je lui avais louée. Elle avait dû la garder après son installation au Château. Nefret avait remarqué avec soulagement la présence du balcon et de la plante grimpante si commode. Elle avait toujours son couteau, et elle était certaine de pouvoir s’enfuir si la situation devenait dangereuse.
— Elle était vraiment dans un drôle d’état, dit Nefret. Elle ne cessait de parler, à sa manière vague, de la déesse et du Chemin, mais le plus étrange c’était la façon dont elle se comportait envers moi – presque avec révérence. J’ai commencé à avoir des craintes… Elle n’était pas espionne, mais tout bonnement adepte de je ne sais quelles fariboles occultes. Elle a commandé du thé…
Dès la première gorgée, Nefret avait compris qu’il y avait quelque chose de bizarre dans le thé. Il avait fallu qu’elle prenne une décision, et elle l’avait prise sans tergiverser. Elle avait bu le thé.
Emerson ne put se contenir davantage.
— Bon sang, mon enfant ! Comment as-tu pu faire ça ?
— Comment aurais-je pu faire autrement ? Je n’avais rien appris qui puisse m’aider à retrouver Ramsès ou à démasquer la mystérieuse patronne de Miss Marmaduke. Si elles ne me croyaient pas hors d’état de nuire, elles s’arrangeraient pour que je n’apprenne rien. Mais j’ai vomi le thé quand Miss Marmaduke a quitté la chambre un moment. Elle était très nerveuse, ajouta Nefret pensivement. J’ai remarqué que quand les gens sont nerveux, ils ont besoin d’aller…
— Très vrai, fis-je. Comment as-tu…
— Par-dessus le balcon. Quand elle est revenue, je me suis plainte de vertiges. Elle m’a aidée à m’allonger, et j’ai fait semblant de m’endormir.
Elle n’avait pas dû rejeter toute la drogue, car ses souvenirs ultérieurs étaient vagues et confus. Avec l’aide d’une autre femme, Miss Marmaduke lui avait retiré ses vêtements de dessus – ainsi que son couteau. Elle ne se rappelait pas à quoi ressemblait l’autre femme ; elle avait seulement remarqué qu’elle portait une robe stricte, de couleur sombre et de facture européenne, et qu’elle était robuste et forte. Après l’avoir enveloppée dans une longue tunique à capuchon, les deux femmes l’avaient déposée dans une grande malle, avaient soigneusement empilé des coussins et des couvertures autour d’elle avant de refermer la malle. Entre ses éclipses de conscience, elle s’était rendu compte que l’on soulevait la malle, qu’on la transportait, qu’on la posait enfin. Par la suite, un doux balancement lui avait indiqué qu’elle était à bord d’un bateau, et elle en avait déduit qu’ils retournaient sur la rive ouest. Enfin, la malle s’était immobilisée. Le couvercle s’était soulevé et elle avait vu des étoiles briller dans le ciel sombre. Quelqu’un s’était penché au-dessus d’elle. Ce n’était pas Miss Marmaduke, car elle avait entendu la voix de cette dernière, haut perchée, anxieuse.
— Elle va bien ?
— Oui. (L’autre voix était celle d’une femme, plus grave et plus dure.) Elle va encore dormir une heure.
S’inspirant de la remarque, Nefret était restée inerte quand on l’avait sortie de la malle et qu’on l’avait déposée sur une litière. À son grand dépit, la femme l’avait alors recouverte entièrement d’un manteau ou d’un dessus-de-lit. Elle n’avait rien vu quand on l’avait transportée rapidement, mais ses autres sens lui avaient indiqué le moment où elle s’était éloignée des terres cultivées. La senteur de la végétation moite avait été remplacée par l’air plus sec du désert, puis par les odeurs et les bruits des habitations. Quelqu’un l’avait soulevée de la litière, avait gravi un escalier et l’avait déposée sur une surface dure. Elle avait entendu quelques mots murmurés en arabe. Une porte s’était refermée, et le manteau avait été retiré. Elle n’avait pas osé ouvrir les yeux, mais elle avait reconnu les mains qui lui avaient lissé les cheveux et rajusté son vêtement avant même que Miss Marmaduke n’ouvrît la bouche.
— Elle dort encore.
— Elle va se réveiller bientôt. Faites-lui boire encore du thé.
— Mais vous avez dit…
— Cet endroit n’est plus sûr. Nous partirons dès que la dame sera là.
— Il se peut qu’elle me refuse le thé. Elle n’a aucune raison de me faire confiance.
— Il y a d’autres moyens. (L’impatience et le mépris avaient durci la voix de la femme.) C’est ce qu’il y a de plus facile pour elle, mais si vous n’y arrivez pas…
— Oh, tout cela ne me plaît guère, gémit Miss Marmaduke. On m’avait dit que ce serait ce soir. Sûrement, si je lui explique…
— Qu’elle est la réincarnation de Tétishéri et qu’elle devra être confrontée à la dépouille du corps qu’elle a jadis habité afin de progresser dans la Voie ? (Éclat de rire méprisant.) Ne vous occupez pas du thé. Je me charge d’elle.
La porte se referma et une clef tourna dans la serrure. Nefret se hasarda à entrouvrir les yeux. La première chose qu’elle vit fut son ex-gouvernante, qui arpentait la pièce en se tordant les mains. Une seule lampe brillait dans la pièce. Les murs étaient en pisé, les volets de l’unique fenêtre étaient fermés. Il n’y avait dans la pièce que quelques meubles, des paniers, des récipients en poterie.
Le cœur battant, Nefret comprit qu’elle devait réfléchir aussi vite que possible. Les grandes lignes du complot étaient claires à présent. Miss Marmaduke était juste ce qu’elle donnait l’impression d’être : une adepte naïve d’une religion occulte, qui avait été dupée par… Par qui ? Le chef devait être une femme, cette mystérieuse « dame » à laquelle avait fait allusion l’autre femme. Et elle, Nefret, serait retenue en otage jusqu’à ce qu’Emerson renonce à la momie et aux trésors de la tombe.
Tout cela lui traversa l’esprit à la vitesse de l’éclair alors qu’elle tentait de décider ce qu’elle devait faire. Elle pouvait en apprendre davantage, notamment l’identité du chef inconnu, si elle restait, mais les périls que cela supposait dépassaient tous les avantages éventuels. Elles n’avaient plus aucune raison de continuer la mascarade qui l’avait fait tomber entre leurs mains. Elle serait droguée ou ligotée et conduite dans un autre endroit d’où il pouvait être impossible de s’échapper. Si elle devait agir, il fallait que ce fût sur-le-champ, avant que l’autre femme ne revînt avec les moyens de « se charger » d’elle.
— Et c’est ainsi que j’ai frappé Miss Marmaduke avec le pot de chambre, conclut Nefret. Elle ne m’a même pas vue. Elle était debout à la fenêtre en train de marmonner.
Jetant un coup d’œil dehors, Nefret avait aussitôt reconnu les maisons et les murs d’un village. Derrière les habitations, argentées par le clair de lune, se dressaient les falaises du désert. La pièce était à l’étage. Nefret se demandait quel était le meilleur moyen pour descendre quand elle avait entendu des pas lourds qui approchaient. Elle était rapidement sortie par la fenêtre, s’était laissée glisser en se tenant par les mains, puis avait atterri sur un sol dur de terre battue, copieusement recouvert de déjections animales.
— Tu pourras donc nous conduire à la maison, m’exclamai-je. Était-ce celle d’Abd el Hamed ?
— Je ne sais pas. Le village était bien Gourna, mais je n’ai pas vu la façade de la maison. La fenêtre donnait sur l’arrière, et après être passée par la fenêtre, je n’ai pensé qu’à fuir et je n’ai pas fait attention à ce qui m’entourait. Si je n’avais pas trouvé l’âne, elles auraient pu me rattraper.
Ramsès fit mine de ne pas savourer cet aveu de faiblesse. Il n’y parvint pas trop mal à mon sens, mais Nefret vit son expression.
— L’endroit était un vrai labyrinthe. Il n’y avait pas de rues, tout juste des ruelles ! Je n’étais venue là qu’une fois, et… Tu trouves sans doute que j’aurais pu me débrouiller mieux !
— Non, dit Ramsès. Dans l’ensemble, je crois que je me suis beaucoup plus mal débrouillé… (Il s’éclaircit la voix.) Je suis très heureux de te voir de retour saine et sauve.
*
***
Emerson alla directement à Louxor le lendemain matin – accompagné, inutile de le préciser, de nous autres. À son grand dépit, il s’aperçut que les vautours s’étaient envolés. La maison était déserte, et nous apprîmes qu’un homme répondant au signalement de Riccetti avait pris le train pour le Caire de bonne heure ce matin-là. C’était le moyen de transport le plus rapide à sa disposition, et le fait qu’il eût accepté de sacrifier le confort à la vitesse indiquait qu’il avait, un peu tardivement, compris que ses imprudences récentes pouvaient lui attirer de sérieux ennuis. Nous envoyâmes des messages aux autorités du Caire, en leur demandant d’intercepter et d’arrêter le scélérat, puis je persuadai Emerson de retourner sur la rive ouest.
— Pourquoi pas ? acquiesça-t-il en s’animant. Riccetti m’a échappé, bon sang, mais si je peux mettre la main sur Abd el Hamed…
Mon pauvre Emerson devait encore une fois être déçu. Lorsque nous arrivâmes à Gourna, la nouvelle était sur toutes les lèvres : Abd el Hamed avait été retrouvé dans un fossé d’irrigation par deux fermiers qui partaient pour leur champ. Il n’avait pas été identifié tout de suite, vu que plusieurs parties de son anatomie avaient disparu.
— Voyons, Emerson, calmez-vous, dis-je. Vous me dites toujours que vous détestez que votre travail soit interrompu par ces petites affaires criminelles. Celle-ci est terminée, alors pourquoi ne cessez-vous pas de jurer et ne retournez-vous pas à la tombe ?
Cependant, l’affaire n’était pas terminée. Il y avait encore un petit problème à régler, et je résolus de m’en charger plus tard ce jour-là pendant qu’Emerson serait occupé dans la chambre funéraire. S’il avait su mes intentions, il m’aurait interdit d’y aller ou aurait insisté pour y aller avec moi – et au cas (improbable) où ma théorie se fût révélée être incorrecte, il ne m’aurait jamais laissée apprendre le fin mot de l’histoire.
La seule personne qui remarqua mon départ fut Sir Edward. En fait, il eut l’impertinence de me demander où j’allais. Je lui répondis que j’avais une petite course à faire à Gourna et que je reviendrais sous peu. Lorsqu’il insista, pour m’accompagner, je fus forcée d’être brutale : « Je vais régler un dernier petit problème, Sir Edward. C’est une affaire privée, et je préfère y aller seule. »
*
***
Je pensais bien qu’on m’aurait observée. Lorsque j’ouvris la porte sculptée, Layla m’attendait, le front et ses fins poignets bruns parés d’argent. Les bracelets tintèrent doucement quand elle porta la cigarette à ses lèvres.
— Marhaba, Sitt Hakim, dit-elle, en soufflant un nuage de fumée. C’est aimable à vous de venir me voir. Êtes-vous venue me présenter vos condoléances pour la mort de mon mari ?
— Non. Je pense que des félicitations seraient davantage de mise. (Elle se mit à rire et je poursuivis :) Je me suis demandée pourquoi vous l’aviez épousé.
— Et maintenant vous savez ?
— Je crois. Je ne suis pas venue vous voir. Où est-elle ?
— Elle ?
Elle roula les yeux, feignant la surprise.
— Vous savez de qui je veux parler. Voulez-vous l’appeler, ou bien dois-je aller la chercher ?
Au fond de la pièce les rideaux s’écartèrent et une femme apparut. Elle portait la même robe-uniforme dont elle était vêtue lorsqu’elle s’occupait de la « veuve » à l’hôtel – et quand elle avait aidé Gertrude à enlever Nefret.
— Qu’est-ce que vous me voulez, madame Emerson ?
— Ce n’est pas à vous que je veux parler.
Elle avança vers moi. C’était en effet une femme grande et forte, qui me dépassait de quelques centimètres, large d’épaules et aussi robuste qu’un homme.
— Il n’y a personne d’autre ici. Je vous prie de partir, ou dois-je…
— Non, Matilda. (La voix était celle à laquelle je m’attendais. Elle provenait de la pièce derrière le rideau.) Qu’elle vienne ici.
Avec un haussement d’épaules qui fit saillir les muscles de ses bras, l’« infirmière » écarta le rideau pour me laisser passer.
La pièce était plongée dans l’obscurité, car les volets étaient hermétiquement clos. La femme était debout dans l’encadrement de la porte en face de celle que je venais de franchir. Elle portait le long vêtement noir d’une Égyptienne, étrangement semblable par sa couleur et sa facture à la tenue de deuil qu’elle avait portée au Caire et à Louxor, mais à présent le voile fin qui avait dissimulé ses cheveux blonds et estompé ses traits avait disparu. Je connaissais bien ces traits, et pourtant je ne les avais pas vus depuis près d’un an – à Amarna, le jour où Sethos avait trouvé la mort.
— Bonjour, Berthe, dis-je.
L’infirmière m’avait suivie à l’intérieur. Au lieu de me saluer à son tour, Berthe ordonna :
— Fouille-la. Cette femme est d’ordinaire un arsenal ambulant. Que rien ne t’échappe.
Je me laissai faire quand les mains de la femme me parcoururent, m’ôtant mon pistolet et mon couteau. Résister eût été inutile et eût manqué de dignité. En outre, ce n’étaient pas les armes que je comptais utiliser.
— Maintenant, allez-vous me proposer un siège ? lui demandai-je.
— Vous m’aviez reconnue, alors ? Je pensais avoir pris toutes les précautions possibles.
— Non, j’ai deviné votre présence. Voulez-vous que je vous explique ?
Elle me considéra d’un œil soupçonneux.
— Je dois admettre que vous avez éveillé ma curiosité, mais si c’est une ruse pour me retenir jusqu’à ce que vos amis arrivent…
— Rien de tel. Je suis venue seule. Ne voulez-vous pas vous asseoir ? Dans votre état, vous ne devriez pas rester debout.
— Ça aussi ? (Elle partit d’un bref éclat de rire rauque, mais elle suivit mon conseil, lissant le tissu noir sur son abdomen d’un geste qui confirmait mon diagnostic.) Comment ?
— Taueret. C’était la patronne de l’enfantement. Je n’ai pas compris cela tout de suite, admis-je avec élégance. Je croyais que la déesse hippopotame avait une toute autre signification. Cependant, j’avais déduit que l’ennemi inconnu que nous redoutions devait se cacher parmi les touristes. Et quand j’ai vu cette pauvre veuve à Louxor… Il y a une certaine façon de marcher caractéristique d’une femme dont la grossesse est avancée. Six ou sept mois, n’est-ce pas ? Au nom du ciel, Berthe, comment avez-vous pu risquer votre vie et celle de l’enfant dans cette entreprise désespérée ?
— Je vous remercie de prendre soin de ma santé, dit-elle, sarcastique. Mais je n’ai couru aucun risque. Je m’attendais à conclure cette entreprise et à retourner en Europe ce mois-ci, et si j’ai été retardée… ma foi, l’Égypte commence à être connue comme un pays bénéfique pour la santé et le docteur Willoughby a une excellente réputation. Ne me demandez-vous pas le nom du père ? Ou l’avez-vous également découvert ?
— Cela ne me regarde pas, repartis-je.
— Dans la mesure où ce n’est pas votre mari. (Autre éclat de rire rauque.) J’aimerais vous le faire croire, mais je n’y réussirais pas, n’est-ce pas ?
— Non.
L’infirmière s’était éclipsée. Elle revint à cet instant-là et adressa un hochement de tête à Berthe, qui hocha la tête à son tour.
— Vous avez bien dit la vérité, personne ne vous a suivie. Parlez alors, madame Emerson. Je suppose que vous mourez d’envie de me prouver à quel point vous êtes intelligente.
— Fanfaronner n’est pas dans mes habitudes, répliquai-je en m’installant plus à l’aise. J’ai cherché à vous débusquer parce que quelques menus détails m’intriguaient moi aussi. Je savais que d’autres criminels tenteraient de reprendre les affaires lucratives de Sethos dès que la nouvelle de sa mort serait ébruitée. Qui pouvait l’apprendre plus vite que vous, qui étiez avec nous l’année dernière quand il a trouvé la mort ? Vous avez compris quelle occasion se présentait et, avec une rapidité et une audace que j’admirerais si elles avaient été consacrées à un but plus noble, vous avez décidé d’en profiter. Mais aucune femme ne pouvait tenir ce rôle de premier plan dans cette société régie par les hommes – il en irait de même dans la nôtre, pour être honnête – sans autorité masculine pour asseoir la sienne. Vous vous êtes fait passer pour la représentante de Sethos, n’est-ce pas ? L’allusion au « Maître » que j’ai entendue par hasard un soir aurait dû me mettre la puce à l’oreille. J’aurais dû me douter également que des légendes naîtraient autour de cette imposante figure, comme il s’en est formé autour d’autres grands meneurs d’hommes, tels que Charlemagne et Arthur. Ses disciples superstitieux le considéraient comme un puissant magicien. Il ne serait pas difficile de les convaincre qu’il avait survécu et referait son apparition un jour ou l’autre. Et il avait la capacité, je crois, de s’assurer le dévouement, et même l’affection, de ses lieutenants. En prétendant être sa représentante, vous pouviez vous assurer leur loyauté.
Je marquai une pause pour lui permettre de faire un commentaire. Elle ne souffla mot, se contentant de me fixer de ses yeux bleus à l’expression des plus curieuses. Aussi continuai-je :
— Vous aviez besoin de toute l’aide possible contre un homme comme Riccetti, mais vous aviez un avantage qu’il n’avait pas : vous saviez où se trouvait la tombe. Voici comment je reconstitue l’histoire. La tombe a été découverte il y a une dizaine d’années et certains objets, comme la statuette de Tétishéri, y ont été dérobés. Une fois que Sethos eut repris le commerce illégal d’antiquités, le pillage de la tombe de Tétishéri a cessé. Je ne sais trop pourquoi, mais de toute façon cela n’a rien à voir avec notre discussion. Cela a peut-être été dû à la découverte de l’horrible momie, ou à la mystérieuse disparition de certains habitants de Gourna, ou à la peur qu’inspirait Sethos. Après sa mort, les habitants de Gourna ont estimé qu’ils pouvaient sans danger reprendre leurs activités. Cela, vous l’avez appris grâce à vos liens avec la bande de Sethos, mais vous n’étiez pas la seule à vouloir remplacer le Maître criminel. Riccetti, que Sethos avait supplanté, a décidé de reprendre sa place. Il savait que cette tombe existait, mais il n’en connaissait pas l’emplacement. Il a envoyé Shelmadine nous raconter une histoire censée, espérait-il, éveiller l’instinct d’émulation de mon mari, ce qui nous conduirait à découvrir la tombe à sa place. Il avait déjà conçu l’idée ingénieuse de nous laisser la déblayer, puis d’en voler les trésors.
« Vous aviez surveillé Riccetti. Vous ignoriez ce qu’il savait exactement, et vous craigniez que Shelmadine ne nous mène à la tombe. Vous étiez descendue au Shepheard’s. Vous avez envoyé l’un de vos acolytes – notre amie Matilda ici présente ? – tuer Shelmadine. Vous avez demandé au garçon d’étage d’aller faire une course, et Matilda a porté le corps dans votre chambre.
Elle ne confirma ni n’infirma ce que je venais de dire. Ses yeux bleus restaient fixés sur mon visage.
— Vous avez été moins subtile que Riccetti, repris-je. Au début vous aviez l’intention de piller carrément la tombe. Nous avons repoussé plusieurs de ces tentatives, et vous avez été alors assez maligne pour réviser vos plans.
« Vous aviez un espion dans le camp de Riccetti – Abd el Hamed. Son désir de vengeance – et les arguments persuasifs de la femme qui est dans la pièce d’à côté – faisaient de lui un allié tout trouvé. Vous saviez où résidait Riccetti à Louxor et ce qu’il faisait. Mais vous vous êtes sagement abstenue de le défier directement. Vous avez attendu, avec cette patience de serpent qui vous caractérise, et Riccetti a fini par commettre l’erreur que vous espériez, en enlevant Ramsès. Ce sont vos hommes, qui surveillaient la maison de Riccetti en permanence, qui ont capturé David. Riccetti (étant un homme) a cru que nous nous moquerions du sort du garçon. Vous vous êtes montrée plus avisée. Là-dessus, vous avez eu une autre idée. Vous avez utilisé la disparition de Ramsès pour pouvoir vous emparer de Nefret, et une fois qu’elle a été entre vos mains, vous n’aviez plus besoin de David. Vous l’avez donc libéré, espérant qu’il nous conduirait au quartier général de Riccetti, et que nous vous débarrasserions de votre rival le plus dangereux. C’était une brillante improvisation, digne d’une intelligence féminine supérieure. Riccetti a appris le double jeu d’Abd el Hamed et…
Je m’interrompis. Ce n’avaient été qu’un coup d’œil éclair vers le rideau derrière moi, ainsi qu’un léger sourire, mais quelque chose dans ce sourire me glaça les sangs. Abd el Hamed avait été horriblement mutilé. Sûrement une femme ne…
M’éclaircissant la voix, je poursuivis.
— Votre idée la plus lumineuse, ç’a été de vous servir de cette pauvre Miss Marmaduke. Espérant avoir une espionne dans notre camp, vous avez parlé d’elle et avec elle quand vous séjourniez au Shepheard’s. Vous saviez qu’elle croyait à la réincarnation. Cachée sur le balcon, Matilda a entendu l’histoire que nous a racontée Shelmadine. Elle a pris la bague – sans arrière-pensée sur le moment, mais parce qu’elle était en or et avait de la valeur. Par la suite, quand elle vous a répété l’histoire de Shelmadine, vous avez compris comment celle-ci pouvait être utilisée pour embobiner Gertrude. Vous n’avez pas été la seule à remarquer la ressemblance fortuite entre Nefret et Tétishéri. Gertrude a été toute prête à vous croire quand vous avez exploité cette ressemblance.
Elle sortit enfin de son mutisme.
— C’est tout ?
— Oui, je crois. Oh…, autre chose. C’était vous qui étiez dans le jardin du Louxor ce soir-là avec Sir Edward, n’est-ce pas ? J’aurais dû me douter qu’il ne s’agissait pas de Miss Marmaduke, mais vous avez parlé si peu et si doucement… Je n’ai pas reconnu votre voix.
— C’est tout ? répéta Berthe. (Je hochai la tête. Elle se pencha en avant, les yeux s’allumant.) Très bien vu, madame Emerson. Si bien vu que je suis stupéfaite que vous ayez commis l’erreur fatale de venir ici toute seule.
— Qu’est-ce que vous gagneriez à me faire du mal ? repartis-je calmement. La partie est terminée, Berthe. Vous ne pouvez pas me retenir prisonnière, ici en plein cœur de Gourna.
— Nous sommes dans une impasse, alors ? Vous ne m’enverriez pas en prison, n’est-ce pas ? Dans mon état ? (Elle cracha le dernier mot, puis éclata de rire.) Des carrières pour les femmes ! C’est l’un de vos thèmes favoris, me semble-t-il ? Eh bien, vous devriez louer mes efforts alors, car j’ai fourni des emplois lucratifs à des femmes – des femmes opprimées de ce pays et d’autres pays, qui travaillent non pour des hommes mais pour elles-mêmes, et pour moi. Une association criminelle de femmes ! Être à la tête d’une telle organisation est une carrière nettement plus intéressante et lucrative que celle que vous m’aviez suggérée une fois. Vous pensiez que je pourrais faire des études d’infirmière – si je parvenais à surmonter une délicatesse excessive. Je l’ai surmontée, madame Emerson… Comme vous n’allez pas tarder à vous en rendre compte.
Avant que je puisse répondre, son visage subit une horrible transformation et sa voix ne fut plus qu’un chuchotement.
— Comment pouvez-vous être aussi aveugle et complaisante ? reprit-elle. Vous ne savez pas à quel point je vous hais ? Et pourquoi ? Nuit après nuit je suis restée allongée à imaginer toutes les façons de vous tuer. Certaines d’entre elles étaient fort ingénieuses, madame Emerson, oh vraiment ingénieuses. Malheureusement je n’ai plus le temps de les utiliser maintenant. Il va falloir que j’opère vite et en vous faisant moins souffrir que je n’aurais souhaité. Matilda…
Je n’avais pas sous-estimé la force de la femme. Seulement, je ne m’attendais pas à ce rebondissement. J’étais encore en train d’en prendre la mesure, dans une certaine confusion d’esprit, quand le bras musclé de l’infirmière me souleva de ma chaise et que ses doigts me serrèrent la gorge. La pression fut rapide, cruelle et habile. Ma tête se mit à tourner. Mes efforts pour me dégager étaient aussi faibles que ceux d’un nouveau-né.
— Empêche-la de perdre connaissance, murmura Berthe en se glissant vers moi, je veux qu’elle comprenne ce qui va lui arriver.
De sous sa tunique, elle sortit un poignard orné de joyaux.
J’essayai de parler. Seul un hoquet rauque sortit d’entre mes lèvres, et pourtant les doigts d’acier se resserrèrent. Ma vision s’obscurcit et à travers le bourdonnement de mes oreilles, j’entendis Berthe jurer. Elle reprochait à l’autre femme de serrer trop fort. J’avais eu l’intention de feindre une perte de connaissance dans l’espoir que la femme desserrerait sa prise, mais apparemment j’avais attendu un peu trop longtemps.
Ma dernière pensée, comme je l’avais toujours su, fut pour Emerson. J’imaginai ses véhéments reproches : « Peabody, comment avez-vous pu être aussi idiote, bon sang ! »
Je l’entendis pour de vrai ! Ou du moins… J’avais la tête qui tournait, mais j’avais recouvré la vue et j’éprouvais de nouveau des sensations. J’étais tombée par terre, et la voix était plus claire à présent. Ce n’était pas celle d’Emerson – mais c’était une voix d’homme, qui parlait anglais, dans un état d’extrême agitation.
— Êtes-vous folle ? Donnez-moi ce couteau !
La phrase se termina par une sorte de grognement ou de halètement. Je décidai que je ferais bien de voir un peu ce qui se passait. Je me hissai sur les coudes. Au début, je ne vis que les bottes de l’homme, puis une main me prit sous le bras et me remit debout.
— Êtes-vous indemne, madame Emerson ?
— Oui, merci, Sir Edward, coassai-je en me frottant la gorge. Mais pourquoi diable restez-vous planté là ? Poursuivez-les !
Il n’y avait que nous deux dans la pièce. Il tenait à la main un pistolet – le mien. Ses cheveux blonds n’étaient absolument pas décoiffés, son visage était imperturbable, sa mise impeccable, mais sa manche gauche était trempée de sang.
— Je ne pense pas que j’en sois capable pour le moment, dit-il poliment avant de s’effondrer à mes pieds.
Ma foi, bien sûr, l’aventure s’arrêta là. Après que j’eus examiné sa blessure et arrêté l’hémorragie, nous ne pouvions plus espérer les rattraper. Il revint à lui pendant que je lui bandais le bras, et se lança dans des justifications.
— Je n’étais pas armé, voyez-vous. J’ai trouvé ce pistolet dans la première pièce, mais je n’ai pas pu tirer, même quand elle s’est approchée de moi avec son couteau. Pas sur une femme.
— Mmm, fis-je. Vos sentiments vous font sans doute honneur, Sir Edward, mais ils peuvent être rudement gênants. Je présume que c’est la dame qui vous a séduit, et non l’inverse ?
— Séduit ? Ciel, madame Emerson, que dites-vous ?
— Je vous ai vu – ou plutôt, je vous ai entendu – avec elle dans le jardin de l’hôtel Louxor le soir où nous avons dîné avec M. Vandergelt.
— Entendu…, répéta-t-il lentement.
— Je croyais que c’était Gertrude qui était avec vous, admis-je. Mais ce n’était pas le cas, n’est-ce pas ?
— Non, répondit-il vivement. Je ne sais pas ce que vous avez entendu, madame Emerson, mais votre interprétation de la nature de mes relations avec cette dame est complètement erronée. Il ne me viendrait jamais à l’idée de… euh… Même si elle n’avait pas été… euh… Je l’ai prise pour ce qu’elle donnait l’impression d’être : une femme seule et malheureuse qui avait besoin de sympathie et de réconfort amical. Nous avons parlé, voilà tout. Je vous assure que ce fut tout !
— Mais vous pensiez que cela pourrait évoluer vers autre chose.
Une lueur de franchise amusée fit briller ses yeux.
— Je n’ai jamais pu vous mener en bateau, madame Emerson, n’est-ce pas ? Vous savez ce qu’il en est de nous autres fils cadets. Un mariage avantageux est notre seul espoir de réussir dans le monde. Elle s’est fait passer pour une riche veuve. Elle était jeune, séduisante, et… euh… sensible aux marques de sympathie.
— Et Nefret ?
Il éclata de rire et secoua la tête.
— Inutile de craindre pour la vertu de votre pupille, madame Emerson. J’ignorais son identité quand je l’ai rencontrée pour la première fois. Lorsque j’ai appris qu’elle était l’héritière de Lord Blacktower… Ma foi, cela valait la peine d’attendre, n’est-ce pas ? Dans quelques années, elle sera encore plus belle, et à la tête de sa fortune.
— J’admire votre franchise, sinon vos principes. Il vaudrait mieux que nous partions maintenant, vous ne croyez pas ?
Il se releva sans aide et me précéda dans la pièce d’à côté. Il n’y avait plus personne. Layla avait jugé préférable de s’éclipser.
— Vous y arrivez ? m’enquis-je. Prenez mon bras si vous vous sentez pris de faiblesse.
— La blessure est superficielle. Je me trouve très bête d’avoir été si douillet.
La blessure était en effet superficielle. Il avait feint de s’être évanoui parce qu’il rechignait à user de violence envers une femme – non seulement une femme, mais une dame, et, de plus, une dame pour laquelle il avait éprouvé quelque tendresse. D’aucuns trouveront cela chevaleresque, moi je trouve cela stupide et très peu commode, mais son attitude m’avait évité une pénible décision. Il aurait été difficile de condamner aux rigueurs de la prison une femme dans son état, et en fait je n’avais pas les preuves d’un comportement criminel de sa part, excepté envers moi. Or je ne comprenais que trop bien ce qui l’avait motivée. N’avais-je pas éprouvé les mêmes tourments de fureur jalouse quand j’avais craint qu’Emerson n’en aime une autre ? Ma jalousie n’avait duré qu’un moment et elle n’était pas fondée ; celle de Berthe était permanente et sans espoir, car Emerson ne lui appartiendrait jamais. Rien d’étonnant à ce qu’elle me haïsse !
Perdue dans mes pensées, je laissai Sir Edward m’entraîner vers l’endroit où attendaient les chevaux. Il lança une pièce au gosse qui les tenait, et m’aida à monter en selle.
— Allez-vous faire part à votre mari de cette petite aventure ? s’enquit-il.
— Je n’ai pas le choix. (Je portai délicatement la main à ma gorge meurtrie.) À moins que vous n’admettiez m’avoir étranglée.
Il répliqua du tac au tac :
— Et que vous n’admettiez, vous, m’avoir poignardé.
— Il va pousser des hurlements, dis-je à regret. Ah, ma foi, donner libre cours à ses sentiments lui fera du bien. Euh… Je vais lui dire l’exacte vérité, bien sûr : que je suis venue présenter mes condoléances à la veuve d’Abd el Hamed et que j’ai été étonnée de découvrir qu’elle hébergeait la mystérieuse inconnue. Elle prétendra, bien entendu, qu’elle ne savait rien des activités criminelles de feu son mari, et qu’elle ignorait que la pauvre dame anglaise était impliquée. La dame est venue la trouver parce que… Mmm, laissez-moi réfléchir. Parce qu’elle était lasse de la vie mondaine de l’hôtel, qu’elle cherchait la solitude et la tranquillité, loin de l’agitation de la foule ? Par bonté d’âme, Layla a pris la dame chez elle… Oui, quelque chose dans ce goût-là.
— Oh, bravo ! s’exclama Sir Edward. Vous n’avez jamais eu l’idée d’écrire un roman, madame Emerson ? Vous avez de vraies dispositions pour la fiction.
— Voilà ce qu’elle dira, elle, répliquai-je d’un ton un peu sévère. Je ne mens jamais à mon mari, Sir Edward. Je lui dirai l’exacte vérité : qu’à ma grande stupéfaction j’ai été attaquée par une femme dont nous avions soupçonné l’existence, mais dont l’identité nous… Euh, je suppose, Sir Edward, que vous êtes arrivé dans la maison seulement quelques instants avant de faire irruption dans la pièce ? Je suis curieuse de savoir comment vous avez appris que j’avais besoin d’aide, car je ne me rappelle pas avoir crié.
— Je ne pense pas que vous auriez pu crier, car on vous étranglait de belle manière. Non, ce que j’ai entendu, c’est une voix de femme en colère, laquelle utilisait un langage qui n’est pas considéré d’ordinaire comme digne d’une femme. J’ai pris la liberté d’aller voir ce qui se passait.
Il n’avait donc rien entendu de la conversation qui avait précédé. Quel soulagement. J’étais sûre que j’aurais pu compter sur sa discrétion, mais j’étais heureuse de ne pas y être obligée. Il valait mieux garder secrète notre précédente rencontre (à moi et à Emerson) avec la mystérieuse inconnue.
Une fois encore je lui fis part de ma reconnaissance.
— On ne peut reprocher à aucun de nous de ne pas avoir compris que notre adversaire était une femme, expliquai-je. Les femmes, Sir Edward, sont en butte à une triste discrimination dans ce monde d’hommes, mais leur état subalterne leur donne au moins un avantage : elles sont toujours les dernières à être soupçonnées.
— J’aurai appris quelque chose, dit-il d’un air contrit. Je ne sous-estimerai jamais plus les capacités d’une dame, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire.
— Vous aussi, il faut que vous soyez tout à fait sincère, dis-je. Vous m’avez suivie parce que vous craigniez que les partisans de Hamed ne soient encore à Gourna. Emerson vous en sera très reconnaissant.
— Pas au point de regretter mon départ, dit le jeune homme d’un ton suave. Oui, je dois quitter Louxor presque immédiatement pour des raisons familiales urgentes.
— Je suis désolée de l’apprendre. En avez-vous informé Emerson ?
— J’avais l’intention de le faire aujourd’hui. Il n’aura pas de mal à me remplacer. Tous les archéologues d’Égypte lui ont offert les services de leur personnel.
— Nous serons navrés de vous voir partir.
— C’est aimable à vous de me le dire. (Il tourna vers moi des yeux bleus amusés.) Vous aurez l’occasion de me revoir, madame Emerson.
— Abandonnez tout espoir quant à Nefret, Sir Edward. Emerson ne l’accepterait jamais.
— On ne sait jamais, madame Emerson. J’ai la réputation d’être quelqu’un de persuasif. (Nous chevauchions lentement côte à côte. Il souriait comme pour lui-même. D’un air songeur, il reprit :) Miss Nefret est une belle jeune fille et sera une riche héritière, mais son plus grand attrait pour un homme comme moi, c’est le fait qu’elle puisse un jour devenir une femme de caractère – le genre de femme que vous êtes aujourd’hui. J’espère que vous prendrez ceci dans l’esprit qui est le mien, madame Emerson : si vous n’étiez pas estimée par quelqu’un pour lequel j’ai le plus grand respect, j’oserais… Mais je crois que vous me comprenez.
Il est difficile d’être en colère contre un gentleman qui vous fait des compliments, même des compliments impertinents… Surtout des compliments impertinents.
*
***
Le 5 avril 1900, nous ouvrîmes le sarcophage.
Il nous avait fallu près de deux mois de travail jour et nuit pour dégager l’accès à cette structure massive. Heureusement pour la tension artérielle d’Emerson, nous fûmes en mesure d’y parvenir sans sacrifier ses (nos, devrais-je dire) principes professionnels. En partant de l’ouverture, nous pratiquâmes un passage large d’un mètre qui menait directement au sarcophage, tout en consignant le contenu de chaque section avant de passer à la suivante. Notre travail fut facilité du fait que ce passage était relativement peu encombré par les objets, comme si quelqu’un les avait enlevés ou écartés. Nous mîmes précieusement de côté l’amas de joyaux, mais les roues si tentantes durent attendre, car elles ne se trouvaient pas sur la voie d’accès directe au sarcophage. Emerson calcula qu’il faudrait au moins deux saisons supplémentaires pour dégager le reste de la chambre, mais il était impératif, d’après lui – et d’après moi –, d’enlever la momie avant que nous ne quittions l’Égypte. La tombe aurait beau être verrouillée et gardée, nous ne sous-estimions point le zèle des pilleurs de tombes de Louxor.
La curiosité et l’intérêt du public avaient été portés au maximum après que Kevin eut publié sa première « exclusivité » : à savoir que l’étude minutieuse par Walter des bouts de plâtre retrouvés dans les gravats du couloir d’entrée avaient révélé le nom de la reine Hatchepsout. Lui et Emerson étaient d’accord que le cartouche partiel ne pouvait être que le sien. Son nom n’apparaissait nulle part ailleurs. Emerson souligna avec insistance que les bas-reliefs subsistants et les inscriptions sur le sarcophage prouvaient que la tombe était celle de Tétishéri, mais cela n’empêcha pas la presse et l’opinion de donner libre cours à leur imagination. Tétishéri était pratiquement inconnue, sauf des égyptologues, alors que la grande reine Hatchepsout était familière à tous les touristes qui avaient visité son temple. C’est Kevin, je crois, qui émit l’hypothèse que ces dames avaient peut-être partagé le sarcophage ! C’était stupide, naturellement, mais cela ravit les lecteurs de son journal. Deux reines pour le prix d’une ! J’étais certaine que cette élucubration plairait tout autant aux habitants de Gourna. Il n’y a guère de différences après tout entre les peuples dits primitifs et ceux qui se proclament civilisés.
Certes, nous avions essayé de garder secret le jour précis où nous ouvririons le sarcophage, mais une foule de badauds s’étaient rassemblés, et nos hommes eurent fort à faire pour retenir les journalistes importuns et les curieux.
En fait, le groupe qui fut admis dans la tombe était plus nombreux que n’aurait souhaité Emerson. Ce dernier avait dressé des murs provisoires bordant l’accès dans la chambre funéraire, mais il ne cessa de marmonner des jurons pendant que nos distingués visiteurs – M. Maspero, le Consul général britannique (notre vieil ami Lord Cromer, précédemment Sir Evelyn Baring), Howard Carter en qualité d’Inspecteur, ainsi qu’un représentant du Khédive – défilaient le long de l’étroit passage. Cyrus était là, et aussi – à la surprise manifeste de Maspero et à l’indignation du Pasha – Abdullah avec son petit-fils. Emerson et moi estimions qu’ils avaient le droit d’être présents.
La veille, Emerson et Abdullah avaient installé l’indispensable palan et disposé de lourds trépieds en bois à chaque extrémité du sarcophage, puis ils avaient utilisé des leviers et des coins pour soulever suffisamment le dessus afin de pouvoir passer des cordes dessous. À l’instant où l’imposant couvercle de quartzite se souleva lentement, tous les regards étaient rivés dessus, tous les spectateurs avaient la poitrine oppressée. Enfin l’interstice fut assez large pour qu’Emerson pût regarder à l’intérieur.
Il redescendit de la pierre sur laquelle il était monté.
— Mesdames et messieurs, déclara-t-il, j’ai le regret de vous annoncer que la reine Tétishéri ne reçoit pas aujourd’hui.
*
***
Le sarcophage était vide. Il ne restait pas un seul bout de bois, pas un seul os brisé.
À cause de la foule nous fûmes obligés de battre en retraite jusqu’à l’Amelia afin de recevoir nos visiteurs. On porta des toasts et l’on but, mais les félicitations de Maspero furent mâtinées d’une commisération polie. Emerson se borna à hausser les épaules.
— Légère déception, monsieur, assura-t-il tranquillement. Les peintures sont des chefs-d’œuvre, le contenu de la tombe est remarquable. On ne pouvait raisonnablement espérer autant.
Une fois que les distingués visiteurs eurent pris congé, je me tournai vers Emerson :
— Vous saviez qu’elle n’était pas là ! Vous n’auriez pas pris cela aussi calmement si vous ne vous étiez pas douté de la chose.
— Je m’attendais à son absence, oui, dit calmement Emerson. Vous voyez, ma chérie, j’ai toujours pensé que la petite vieille chauve de la cache de Deir el-Bahari était Tétishéri. Elle ressemble étonnamment à d’autres membres de la famille qui étaient également dans cette cache – ces dents de devant proéminentes sont tout à fait caractéristiques. Ne me demandez pas de vous expliquer comment elle s’est retrouvée là, ou pourquoi son sarcophage vide était si hermétiquement fermé. C’est et cela restera sans doute un éternel mystère.
— Oh, voyons, s’exclama Walter, tu dois bien avoir une ou deux hypothèses.
Emerson avait déjà ôté sa veste et sa cravate. Se laissant aller en arrière dans son fauteuil, il sortit sa pipe.
— Que diriez-vous tous d’un whisky ? demanda-t-il cordialement. Nous avons beaucoup de choses à célébrer, mes très chers. Une momie de plus ou de moins ne change rien à l’affaire.
« En fait, mes brillantes déductions quant à l’emplacement de la tombe étaient loin du compte. Cette tombe n’est pas la tombe originelle de Tétishéri. C’est une sépulture ultérieure, choisie par Hatchepsout pour son ancêtre révérée après que la tombe d’origine eut été pillée ou plutôt, à mon avis, menacée de l’être, car bon nombre des objets funéraires ont survécu.
« À cette époque-là, les rois du nouvel empire thébain avaient compris que des monuments aussi peu discrets que des pyramides attiraient l’attention des pilleurs de tombes. Le père d’Hatchepsout a été le premier à construire sa tombe dans la Vallée des Rois – sans que personne n’en sache rien ni ne voie rien, comme s’en vantait l’architecte du roi. Hatchepsout a dissimulé si soigneusement sa propre tombe qu’on ne l’a pas retrouvée. L’emplacement qu’elle avait choisi pour Tétishéri était tout aussi mal identifié. Elle avait fait décorer la tombe dans le style traditionnel, et, avec une modestie inhabituelle pour un souverain égyptien, elle s’était fait représenter uniquement dans le couloir d’entrée. Ces bas-reliefs et ces inscriptions décrivaient probablement la pieuse restauration de la sépulture de son ancêtre.
Après sa mort, son neveu, qu’elle avait tenu sous sa coupe durant des années, s’est attaqué à ses monuments. D’après moi, ce sont ses hommes qui ont pénétré dans la tombe de Tétishéri. Thoutmosis, dont la mère était d’humble origine, collectionnait probablement les ancêtres. Il a enlevé Tétishéri, ainsi qu’une partie de ses objets funéraires. Et ne me demandez pas d’expliquer pourquoi certains objets ont été pris et d’autres pas ! Contrairement à plusieurs de mes collègues, je suis archéologue ; je n’écris pas des romans historiques. Pour finir, les hommes de Thoutmosis ont détruit la décoration du couloir d’entrée, qui mentionnait Hatchepsout.
« La tombe a été à nouveau violée au cours de la XXIe dynastie et utilisée pour y accueillir les sépultures d’une famille de prêtres – dont nous avons trouvé les cercueils piétinés et brisés par des voleurs de l’époque actuelle. Ce sont peut-être eux qui ont déposé la Momie Anonyme, mais je suis porté à croire qu’elle était déjà là, et que c’est sa présence qui a dissuadé les prêtres d’entrer dans la chambre funéraire.
— Bravo, Emerson ! dis-je. En gros je suis d’accord avec votre interprétation, mais vous n’avez pas émis de théorie quant à l’identité de la Momie Anonyme.
— Allons ! s’exclama Walter. Même vous, Amelia, n’auriez pas le… C’est-à-dire, n’oseriez… Ce que je veux dire…
— Ce qu’il veut dire, reprit Emerson, c’est que seule vous possédez la puissance d’imagination pour inventer, pardonnez-moi, pour déduire la solution à cet antique mystère. Allez-y, ma chère Peabody, j’attends vos remarques avec intérêt.
— Ce n’est qu’une théorie, bien entendu, commençai-je modestement. Mais comme vous l’avez souligné, nous pouvons être à peu près certains que ce sont les hommes de Thoutmosis III qui sont entrés dans la tombe. Le roi a détruit les bas-reliefs qui représentaient sa puissante tante autocratique Hatchepsout, mais il n’avait pas de raison d’en vouloir à Tétishéri. C’est sans doute lui qui a placé là la Momie Anonyme. Alors qui était ce malheureux, atrocement assassiné, rituellement mutilé ? Manifestement… Qu’avez-vous dit, Emerson ?
— Manifestement, marmonna Emerson. J’ai répété « manifestement ». Poursuivez, ma chérie.
— Manifestement, c’était un individu qui occupait un certain rang, un prêtre, un prince ou bien un noble. Le corps d’un vulgaire criminel n’aurait absolument pas été préservé. Manifestement, il avait commis un acte qui lui avait valu la haine du pharaon, mais ce fut un meurtre officiel – une exécution en un mot. Or je vous demande : quel haut dignitaire aurait été haï par Thoutmosis ? Quel parvenu de basse extraction avait osé… euh…
Emerson ôta sa pipe de sa bouche. Le tuyau en était vilainement mordillé.
— Souiller ? suggéra-t-il, avec une douceur trompeuse. Pas plus tard que l’autre jour, Peabody, vous avez nié que la reine ait pu prendre un roturier pour amant.
— Vous m’avez mal comprise, mon chéri, répliquai-je.
— Oh, sapristi ! s’exclama Emerson.
— Réfléchissez bien, insistai-je. Le roi ou la reine d’Égypte était d’essence divine, de naissance divine, mais je suis sûre que les anciens Égyptiens faisaient deux poids deux mesures comme aujourd’hui. Il était parfaitement acceptable qu’un roi ait autant de concubines que possible, mais un roturier qui… euh… avait des relations intimes avec la reine n’avait guère de chances de jouir d’une longue vie… à moins que la reine ne fût également roi, qui pouvait protéger son favori ! Une fois cette protection disparue, le pécheur connaissait le sort réservé à ceux qui avaient violé les lois de la religion et de l’État. Mais… et voici, me semble-t-il, l’argument concluant… si j’arrive à formuler la chose…
— Bien sûr ! s’écria Nefret. Il avait partagé la divinité de la reine !
— C’est une façon de voir la chose, commenta Ramsès d’une drôle de voix.
— C’est très bien dit, conclus-je en adressant un hochement de tête reconnaissant à Nefret. Leurs relations ont conféré à sa dépouille une certaine sainteté. On ne pouvait donc la détruire entièrement. Mais elle était également maudite, et c’est pourquoi Thoutmosis a retiré Tétishéri de sa sépulture, de peur qu’elle ne soit contaminée par le contact avec cette dépouille.
— C’est cela ! s’écria Nefret. Lumineux ! tante Amelia. De qui d’autre pouvait-il s’agir sinon de Senmout ?
— De qui d’autre ? répéta Emerson, songeur. De n’importe quel… Laissez-moi hasarder une supposition… De quelque cinq cents princes, prêtres ou hauts dignitaires vivant à cette époque. Sacrebleu, Peabody, vous ne savez même pas de façon certaine quand est mort le bonhomme ! Les techniques de momification ne peuvent nous aider à le dater, puisqu’il n’a pas été momifié ! Cinq cents, vous parlez ! Cinq mille, oui, plutôt !
— Je suis entièrement de l’avis d’Amelia, déclara fermement Evelyn. Senmout est le candidat le plus plausible.
Walter, qui avait ouvert la bouche, la referma. Ne rencontrant pas d’appui de ce côté-là, Emerson regarda son fils avec espoir.
— Tu suis mon raisonnement, Ramsès ?
Les yeux noirs inexpressifs de Ramsès passèrent d’Evelyn à Nefret, puis se posèrent sur moi.
— Oui, Père. Cependant, je crois que les arguments de Mère sont convaincants. Mmmm. Oui. Dans l’ensemble, je suis d’accord avec elle.
*
***
Nous quittâmes Alexandrie le trente, et je dois dire qu’il fut agréable de sentir la brise marine après l’extrême chaleur d’avril en Haute Égypte. Il me fut également agréable d’avoir plusieurs adultes valides (sans compter David et Nefret) pour s’occuper de Ramsès, au lieu d’être seule responsable de lui. Il arrivait des choses terribles quand Ramsès était à bord d’un bateau. Evelyn et Walter avaient décidé de revenir avec nous l’année suivante. Ils aideraient à reproduire les décorations de la tombe. Evelyn s’occuperait de la partie artistique et Walter recopierait les inscriptions.
Emerson et moi nous promenions sur le pont un après-midi peu de temps après notre départ. Je remarquai qu’un froncement de sourcils assombrissait son noble front.
— Dites-moi ce que vous avez sur le cœur, l’exhortai-je. Vous ne vous faites pas de souci au sujet de la tombe, j’espère ? Riccetti est au fond d’une cellule et ses acolytes sont incarcérés ou ont pris la fuite. Miss Marmaduke restera entre les mains du docteur Willoughby jusqu’à ce qu’elle soit remise de sa maladie nerveuse. Et après les remontrances que vous lui avez adressées, Layla n’osera plus se mêler de nos affaires. Vous l’avez laissée s’en tirer à trop bon compte, Emerson. Les femmes savent toujours vous embobiner.
— Et qu’auriez-vous fait d’elle ? me demanda Emerson avec impatience. Nous n’avons pas la moindre preuve de sa complicité. Si vous n’aviez pas laissé s’échapper Berthe…
— Vous auriez fait pareil.
— Mmm, émit Emerson.
— Prouver sa complicité aurait été difficile. Ses complices lui étaient, et – si nous prenons l’exemple de Layla –, lui sont encore fidèles. Peut-être, ajoutai-je pensivement, s’adoucira-t-elle et se bonifiera-t-elle sous l’influence bénéfique de la maternité.
— Mmm, fit Emerson avec encore plus d’insistance.
— De toute façon il est inutile de nous inquiéter d’elle dans l’immédiat, et nous avons fait le maximum pour protéger la tombe. Abdullah et les autres la garderont bien.
— C’est à Abdullah que je pensais, admit Emerson. Je suis sûr que lui et les hommes monteront bonne garde. Mais il vieillit, Peabody. Un de ces jours, il faudra que je le force à prendre sa retraite avant qu’il ne se blesse. Je ne vois pas comment y parvenir sans le vexer.
— Si vous le remplaciez par l’un de ses fils…
— Ce sont tous de braves hommes, mais aucun d’eux n’a les qualités nécessaires d’un chef. J’avais pensé former David pour le remplacer.
— Pourquoi pas ?
Emerson s’arrêta et se tourna, s’appuyant contre le bastingage.
— Parce que ce garçon est trop bon pour ce travail. Il y en a d’autres comme lui en Égypte, mais ils n’ont aucune chance, tant que nos préjugés d’Anglais ignorants les empêcheront de recevoir un enseignement convenable. Nous pouvons offrir cette chance à David.
— Et nous allons la lui offrir ! m’écriai-je. Emerson, je vous approuve de tout cœur. Evelyn et Walter seront du même avis.
— J’ai déjà mentionné cette éventualité à Walter, ajouta Emerson en riant. Il veut commencer à enseigner les hiéroglyphes à David cet été quand David séjournera avec eux. J’imagine qu’Evelyn a d’autres projets en tête.
— Il vaudrait mieux qu’il apprenne d’abord à lire et à écrire l’anglais, acquiesçai-je. Ramsès s’en chargera. Il a prévu quatre heures par jour pour les leçons.
Emerson m’offrit son bras et nous continuâmes à marcher.
— Peabody, j’ai un compte à régler avec vous.
Oh, mon Dieu ! pensai-je. De quoi s’agit-il maintenant ? Il y avait quelques points mineurs que j’avais cachés à Emerson, dans son propre intérêt. Qu’avait-il découvert ?
— J’ai été profondément affecté, déclara Emerson, quand vous m’avez reproché de ne pas vous avoir acheté la petite statue de Tétishéri.
— Oh, ça, dis-je en essayant de ne pas avoir l’air soulagée. Ce n’était qu’une plaisanterie de ma part, mon chéri.
— Mmm, fit Emerson. Ma chère Peabody, ai-je jamais contrarié l’un de vos désirs ? Ai-je jamais manqué d’anticiper et de satisfaire le moindre de vos souhaits ?
— Ma foi, Emerson, puisque vous me posez la question…
— J’avais une sacrée bonne raison de ne pas acheter cette statuette, et cela n’avait rien à voir avec mes principes. Je les avais assez souvent sacrifiés pour vous, ma chérie.
— Quelle raison, Emerson ?
— C’était un faux, Peabody.
Cette fois, ce fut moi qui m’arrêtai. Je le saisis par la chemise et le forçai à me regarder en face.
— L’une des copies de Hamed, vous voulez dire ? Celle que vous avez vue dans la boutique d’antiquités il y a dix ans ? Celle que M. Budge a achetée pour… Emerson ! voulez-vous dire que la statue du British Museum est un faux, et que vous l’avez toujours su ? Pourquoi ne les en avez-vous pas avertis ?
— Pourquoi l’aurais-je fait ? Ils sont entichés de Budge et de ses brillants coups. Un jour, quelqu’un – moi, si j’en décide ainsi – leur ouvrira les yeux, et Budge aura l’air aussi bête qu’il l’est en réalité. (Les yeux saphir d’Emerson brillèrent à cette idée réjouissante.) Qui sait, il se peut que nous arrivions à dénicher l’original. Cela ferait les pieds à Budge !
Il était impossible de ne pas partager son amusement enfantin. Nous rîmes tous les deux de bon cœur, puis je jetai un coup d’œil à ma montre.
— Bonté divine, il est presque l’heure du thé. Allons chercher les enfants. J’ai promis de leur lire mon petit conte de fées.
— Oh, vous avez terminé l’histoire des hippopotames ? (Emerson me prit le bras, et nous nous dirigeâmes vers l’escalier.) Et comment ça, si je puis me permettre ? Il ne reste qu’une petite partie de l’original.
— Ce ne sont que des conjectures, répondis-je modestement. Cependant, je crois que c’est cohérent d’un point de vue psychologique. Je veux bien entendu parler de psychologie égyptienne.
— Bien entendu, dit Emerson en souriant.
— Vous vous rappelez où s’interrompt l’original ? Le roi et ses courtisans ne savent pas comment répondre à la demande insultante qui leur est faite de tuer les hippopotames qui beuglent ? Oui. Eh bien, alors qu’ils restent assis là, interloqués, la mère du roi se lève du trône, la reine douairière Tétishéri, la reine sage et révérée, et elle s’adresse d’une voix puissante au messager arrogant. Je lui ai confectionné un gentil petit discours. Je me suis inspirée de ceux adressés par la reine Elizabeth à ses troupes avant l’arrivée de l’Invincible Armada.
— Excellent modèle, approuva Emerson.
— Il a fallu que je change la formulation, naturellement. « Serviteur du Malin, va-t’en », s’écrie Tétishéri. « Nos hippopotames dévoreront les crocodiles de Seth ! » Inspiré par son courage, son fils défie également le messager. Le conte se termine par le départ des armées égyptiennes, sonnant de la trompette, étendards au vent, s’apprêtant à chasser les envahisseurs du sol sacré de l’Égypte.
— Il serait bon de conclure là, acquiesça gravement Emerson. Étant donné que son fils a perdu la vie dans la bataille qui a suivi, et très probablement perdu aussi la bataille.
— Je me suis dit que ce serait trop démoralisant – et que cela ne s’accorderait pas du tout avec la psychologie égyptienne.
— Vous ai-je dit récemment que je vous adorais, Peabody ?
— Je ne me lasse jamais de l’entendre, mon chéri. Voyons, Emerson, ne faites pas ça maintenant. Voici la cabine de Ramsès, et… et quelqu’un est en train de hurler dans cette cabine ! Ciel, quel son surnaturel !
Je me dirigeai vivement vers la porte, mais avant que je ne l’atteigne, je vis Ramsès qui venait vers moi de l’extrémité du couloir. Son ombre – je veux parler de David – était sur ses talons.
— Ramsès ! m’écriai-je en tirant sur la poignée. Déverrouille cette porte immédiatement. Qu’est-ce qui se passe là-dedans, bon sang ?
Ramsès, visiblement troublé, se mit à fouiller dans ses poches.
— Anubis a dû se glisser à l’intérieur à un moment où je ne regardais pas. C’est la voix de Bastet. Elle est très en colère.
— Euh… Peabody, fit Emerson derrière moi.
— Comment as-tu pu être aussi négligent ! m’emportai-je en arrachant la clef des mains de Ramsès. Ils se méprisent ! Ils sont en train de se battre. Ils…
J’ouvris la porte à la volée et restai plantée là, médusée.
— Ils ne sont pas, observa Emerson, en train de se battre. Refermez la porte, Peabody. Même les chats ont droit à leur intimité en un moment pareil.
J’obtempérai.
FIN
[1] Sic ? Ceci est en contradiction avec d’autres sources. Toutefois les rédacteurs ont estimé qu’il serait discourtois de mettre en doute la parole d’une dame.
[2] Un crocodile sur un banc de sable.
[3] La Malédiction des Pharaons.
[4] Mme Emerson a refusé de modifier cette assertion malgré les objections des rédacteurs quant à sa nature préjudiciable.
[5] Le Mystère du sarcophage.
[6] La réticence de Mme Emerson sur ce sujet est difficile à comprendre, vu qu’elle a rapporté ces événements dans le cinquième volume de ses Mémoires, L’Ombre de Sethos.
[7] Le secret d’Amon-Râ.
[8] Pour les détails de ces éléments personnels, cf. Un crocodile sur un banc de sable.
[9] Le volume des journaux de Mme Emerson décrivant ces événements se trouve parmi ceux qui ont été apparemment perdus ou détruits.